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LA GRANDE HISTOIRE DES MUSIQUES DE FILMS
les Inrockuptibles

Par Christophe Conte
photo: Renaud Monfourny

Dans le nuancier musical des quarante années écoulées, Michel Colombier  n'a presque jamais quitté le gris : homme de l'ombre, éminence grise. Mais jamais terne.

L'envol de Colombier

Exilé à Hollywood depuis vingt ans, Michel Colombier est un homme discret dont le nom s'est souvent effacé derrière ceux de Gainsbourg, Pierre Henry ou Prince. Mais, de Melville à Demy, ce caméléon a composé pour le cinéma quelques-unes des musiques les plus singulières jamais sorties d'un écran.

Michel Colombier présente tous les signes extérieurs d'un Américain à Paris. Il arrive vêtu d'un mélange assez curieux de sportswear chic (un futal rempli de poches, presque baggy) et d'uniforme bourgeois strict (pardessus en cachemire, veste de bonne coupe), avançant une silhouette élancée de notable et un sourire plein de dents parfaitement rangées. On a failli pas le reconnaître, on gardait de lui l'image aperçue au dos des pochettes de disques des années 70 : celle d'un genre de Zébulon ébouriffé, barbu, amaigri et blafard d'avoir passé trop d'heures nocturnes en studio, des lunettes larges comme des rétroviseurs de Harley et des cols pelle-à-tarte à faire pâlir de jalousie toute la portée Deschiens. Il a aujourd'hui l'air d'un Milord, porte ses 60 ans comme s'il en avait dix de moins. Un Américain à Paris jusqu'au bout : il envoie femme et enfants faire du shopping à St Germain-des-Près pendant qu'il donne des interviews attablé au café (de Flore, évidemment). Il faut dire que Michel Colombier, malgré ce nom de terroir français profond, est presque américain et plus du tout parisien. Il habite et travaille à Los Angeles depuis une grosse vingtaine d'années, à la fois au c¦ur de l'industrie lourde du cinéma et au confins de celle du méga-showbiz, toujours au service des uns et au chevet des autres, rarement face à lui-même. Dans le nuancier musical des quarante années écoulées, il n'a presque jamais quitté le gris : homme de l'ombre, éminence grise mais jamais terne. "Je me suis fait à l'habitude de rester dans l'ombre, plaide-t-il sans la moindre aigreur rentrée, le manque de notoriété ne m'a jamais frustré. Le générique de fin de programme d'Antenne 2 (avec les dessins de Folon NDR) ou celui de Salut les copains, personne n'a jamais su que c'était de moi. J'ai été le nègre de Michel Magne à mes débuts, j'ai grandi comme ça. Mon père avait des principes très stricts, il était très pur, il disait que l'artiste est au service de l'Art et non l'inverse." Son ego égal zéro sur l'échelle des vanités, mais sa fortune intérieure vaut sans doute mille trombinoscopes frelatés. Que la pisseuse Alizée soit plus connue que Michel Colombier est certes une insupportable anomalie, mais ce n'est pas le sujet. Sait-on, néanmoins, que Colombier a écrit l'essentiel du score de Purple Rain quand la pluie des superlatifs ne s'abattait que sur le seul Prince ? Sait-on que, plus récemment, il était l'autre Français ¦uvrant pour le dernier Madonna sans que son nom n'ait une seule fois remonté jusqu'aux lèvres de la cow-girl ? Rompu aux effacements à répétition, Colombier a une seule fois haussé la voix, en 1967, quand le premier pressage de Messe pour le temps présent arriva sans que son nom ne figure sur la pochette, simplement escamoté au profit du seul Pierre Henry. Les pochettes furent repressées, mais trente années plus tard, on ne parle toujours que du papy savant de la musique concrète en oubliant que ce qui émoustille vraiment les DJ's, les publicitaires et des danseurs de la planète techno, ce sont bien les jerks affolants dégoupillés par Colombier et leur groove inextinguible. Colombier tempère, diplomate dans l'âme : "ma musique seule n'aurait jamais intéressé les gens, il s'agit avant tout d'une fusion. Les coupes et les sons de Pierre ont apporté une touche formidable, inestimable".

Au cinéma, surtout lorsqu'il est associé à celui de Gainsbourg (à huit reprises dans les années 67-70), le nom de Colombier passe également comme une étoile filante au générique. On l'aperçoit à peine derrière l'homme à tête de chou. C'est pourtant bien lui qui orchestre ces pures merveilles que sont Manon (extrait de Manon 70) et évidemment Requiem pour un con (extrait du Pacha), étapes cruciales qui conduiront Gainsbourg jusqu'à Melody Nelson. Le fameux breakbeat de Requiem pour un con, dont le rayonnement international s'est répandu depuis la pop au hip-hop, est un vrai coup de génie visionnaire comme Colombier en parsème ses productions de l'époque. C'est également lui qui trace les lignes de fuites (Sous le soleil exactement) et souffle les bulles pop (Roller girl) de la comédie musicale Anna. A la fin des années 60, Colombier tente une première fois sa chance aux Etats-Unis. Envoyé pour orchestrer des shows-télé pour Petula Clark, il reçoit ses premières commandes pour le petit et le grand écran et, grâce à Herb Alpert, pétulant leader du Tijuana Brass mais aussi patron du label A&M, Colombier finit par enregistrer un album solo démesuré mais devenu mythique : Wings, en 71. Les musiques de films les plus stupéfiantes signées Colombier, dans sa grande période des années 70-75, sont celles qui accompagnent des films français nourris par l'imaginaire du polar américain (Un flic de Melville) ou simplement par la mythologie du way of life yankee (L'Héritier et L'Alpagueur de Labro). Avec Melville (qui mourra trop tôt et laissera cette prodigieuse union orpheline), Colombier tisse un thème pour piano, hautbois et grand orchestre qui reste comme l'une des pièces de mélancolie solitaire ultime dans l'histoire de la musique de film. Avec Labro, qui se prenait pour Melville sans lui arriver à la semelle, il invente des structures efficaces, tendues et agressives, relevées par une dynamique rock à la manière d'un Lalo Schifrin ou des Morricone de la même période (Sans mobile apparent). L'autre grand chantier de Colombier, avant son envol définitif pour le Nouveau monde, est celui de Une Chambre en ville, de Jacques Demy. On sait que Michel Legrand, compositeur habituel du Nantais enchanté, avait refusé de s'acoquiner à ce projet fou d'une comédie musicale sur fond de mouvements sociaux et de rapports humains fracturés. Une tragédie musicale, en fait, que Demy aura le plus grand mal à faire aboutir (dix ans de galère, d'interruptions, de jets d'éponge et de bouleversements de casting) mais que Colombier accompagnera loyalement jusqu'à sa mise au monde, en 82. Le film est un challenge impossible, surtout pour le compositeur, qui doit passer après Legrand avec l'objectif de prendre exactement le contre-pied des Parapluies, des Demoiselles ou de Peau d'âne. La partition d'Une Chambre en ville, dénoyautée de tout le charme flamboyant du tandem Legrand/Demy, est un exercice ingrat qui aboutit toutefois à un chef-d'¦uvre qui évoque plus aisément Brecht que les musicals américains. "Mon père était musicien et j'ai été très tôt habitué à voir des opéras, j'ai été pétri par tout ça, je connaissais le langage de la tragédie. Une chambre en ville a été un film totalement incompris, les gens pensaient qu'il n'était question que de grèves, il y a eu un malentendu. En même temps, il y a eu cette défense du film très touchante par les cinéastes et les intellectuels à l'époque, on parlait de la profondeur de ma musique et, finalement, dans ce désastre, je m'en sortais plutôt bien."

L'appel d'Hollywood, ensuite, sera naturel chez un musicien qui n'a jamais vraiment encaissé le peu de cas que l'on faisait en France de la musique de film. "En France, il arrive souvent que le musicien ne soit pas payé mais soit uniquement associé aux profits du film. Si le film est un échec, ce sont des mois de travail engloutis. Aux Etats Unis, vous touchez un cachet confortable et les moyens mis à dispositions sont autrement plus importants. Comme je suis quelqu'un de plutôt discret, j'ai su me plier aux contraintes imposées par Hollywood, j'ai su faire le caméléon, me comporter parfois comme une éponge. C'est pour ça que ça a marché très vite et très bien."

Depuis les années 80, Michel Colombier a écrit une cinquantaine de musique de films américains, souvent pour des grosses machines à fric auxquelles il a apporté, malgré les contraintes d'efficacité, ce petit supplément d'âme qui fait défaut à la plupart des tacherons locaux. "Je pense que les Américains ont une idée assez précise mais un peu caricaturale du musicien français ou européen, ils cherchent avant tout à capter cette veine romantique qu'ils pensent être la nôtre. C'est pour ça que Georges Delerue ou Morricone ont réussi à s'imposer à Hollywood. Dans mon cas, c'est mon côté inclassable, mon goût pour tous les styles, qui m'a permis de me frayer un chemin. Les musiciens noirs, par exemple, sont très à l'aise avec moi. Ma femme, qui est coréenne-américaine, pense que c'est dû au fait que je ne suis pas Américain. Les Noirs trouvent que j'ai un bon sens de la rythmique, ce qui n'est pas courant avec les musiciens classiques. Maintenant, les trois-quarts de ce que j'ai fait pour le cinéma, que ce soit de qualité ou non, je l'ai fait pour des raisons alimentaires. J'ai vécu de cachets en cachets, de films en films, parce qu'aux Etats-Unis, le cinéma est avant tout une industrie."

Récemment, Michel Colombier a écrit la musique de la série Largo Winch, diffusée sur M6, et a signé au passage son grand retour en France. Provisoirement, car madame et les filles ne vont par tarder de rentrer des courses et le samedi suivant, il rentrera déjà en studio à Los Angeles, où il sera un français en Amérique aussi à l'aise qu'il est un Américain à Paris.
Dernière BO : Largo Winch (Naïve)

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